• Voilà un beau texte de Damasio, que je ne vous présente plus !

     

    Ce texte d'Alain Damasio figure dans le supplément de Libération «Demain la Terre» publié ce jeudi 26/11/15 à quelques jours de la Cop 21 dans lequel quatorze auteurs nous livrent leur vision optimiste ou pessimiste de a planète en 2050.

     

    Ça va être mon tour. J’arrache nerveusement des bouloches à mon pull et je pique du nez vers mes pompes d’occasion, troquées chez CoPieds contre les italiennes classieuses que j’avais. Les italiennes ici, ça passe mal. Le type en costard qui me précède à la cabane n’a pas l’air plus fier que moi. A vue de nez, il a dû mettre la veste la plus élimée qu’il ait trouvée, pour faire bonne figure. Achetez neuf vous pose sa crapule, le renégat qui méprise la décroissance. Et quand on est convoqué à l’Ecobureau, la base est d’avoir l’air probe, sobre, recyclé jusqu’au slip.

    «Monsieur Boiron ?

    - Oui.

    - Vous savez pourquoi vous êtes là ?

    - Je sais encore lire un écoscore, oui. Je suis dans le rouge, d’après vous. Et j’avoue que je ne comprends pas trop. Je ne prends plus de bain depuis un an ; j’ai démonté mes toilettes ; j’ai 600 kilos de compost dans mon jardin et je covoiture à 82%. Qu’est-ce que je peux faire de plus ? Je peux pas passer tous mes samedis au potager communal ! J’ai des mômes, moi !

    - Amenez-les avec vous…»

    La fille qui se tient dans la clairière d’accueil, sur un fauteuil en osier branlant, doit avoir à peine 25 ans. Elle a le charme certain de la génération négligée - cheveux qui bouclent et jupe de chanvre, elle est douce comme la mobilité douce, l’habitat doux et l’énergie douce, douce comme son emprise sur cette Terre, comme sa consommation de viande. J’imagine à peine son écoscore : il doit flirter avec zéro… Mieux : c’est une foutue Neg, le nec des écolos. Par son attitude, elle sait : elle est du bon côté de la barrière, de toutes les barrières : jeune, équitable, éthique… et pas quittable, trop bien dans sa peau, trop rayonnante pour ça. Elle a en outre la voix de la loi pour elle, le calme de ceux qui ont les bonnes valeurs.

    D’un geste pair-à-pair, elle invite monsieur Boiron à s’asseoir dans le fauteuil en carton, certifié Fletom («Fais-le toi-même») au design libre qu’on trouve dans toutes les bibliothèques OpenMade. Je le sais, j’ai imprimé le même chez moi : il a de la gueule mais plié, il fait mal au dos.

    Boiron se tend. Autour de lui, par-delà la clairière, le parc des Partages bruisse d’oiseaux endémiques et d’arbres en bois locaux. Les autres, les exotiques, ont été arrachés depuis longtemps. Un paysagiste coupe les cheveux d’une touffe de graminées, pour parachever son îlot oblong blond, qui vagabonde sur une mer de pelouse trop verte. Je ne vois pas l’écran que la fille tourne vers Boiron, juste la coque en panneau solaire qui l’alimente et dont les reflets m’aveuglent.

    «Voilà votre radar et à côté, votre camembert carbone. Vous comprenez le problème ?

    - Pas vraiment… J’ai beaucoup réduit mon empreinte, non ?

    - Le problème est que vous ne collaborez pas, Cédric (il sursaute à son prénom). En dehors du covoiturage, où vous êtes plutôt bien, vous avez raté le virage du Share…

    - Le cher ? J’achète quasiment plus rien !

    - Vous n’adhérez à aucune coopérative et vous n’allez pas à l’Amap de votre quartier. Vous n’avez jamais mis votre logement en partage, pas plus que votre machine à laver, votre cave pourtant assez grande, votre imprimante 3D, votre vélo ou vos outils. L’Internet des objets est formel. Vous achetez bio à seulement 65%, très peu sur les circuits courts, 14% ; vous faites trop peu de troc, pas du tout de dons si j’en crois les bennes communicantes de votre tour. Je ne parle pas de votre bilan poubelle qui est catastrophique. Votre tri est erroné à 70%… Vous continuez à vivre selon une logique individuelle, Cédric. Vous vous voulez compétitif, au lieu d’être dans la coopétition. Vous comprenez que le monde a changé autour de vous ? L’autre n’est pas un ennemi, Cédric !»

    Boiron s’en tire avec quatorze heures d’élagage partagé, un stage de tri en accéléré et la mise à disposition automatique de son appart, sur la plateforme CrècheChezMoi, les rares week-ends où il part.

    C’est mon tour, bordel… Pour me calmer, je regarde au loin. Quelques jeunes pédalent sur place, dans le verger conservatoire, pour recharger leurs portables pendant que des adolescentes à moitié à poil s’échangent des vêtements dans un bazar de plein air qui fait aussi vide-grenier geek.

    «Vous régressez Alain…

    - Pardon ?

    - Je veux dire que votre écoscore régresse, depuis un an. Vous avez coupé tous vos financements participatifs ?

    - Je n’y crois plus. C’est à l’Etat de faire ça. Il se désengage de tout !

    - Je n’ai plus vos chiffres domotiques non plus. Rien sur votre frigo, vos consommations électriques. Vous avez déconnecté vos Smartrashs également, on dirait ? Je n’ai plus aucune donnée sur vos poubelles ! Vous vous rendez compte ?

    - Ni sur mon compteur d’eau, mes achats et mon scooter - si tout va bien ?

    - Si tout va bien ? (Elle perd son calme, d’un coup) Vous mesurez ce que ça signifie ? Comment voulez-vous qu’on ait une planète saine si vous ne jouez pas le jeu ! Vous êtes totalement irresponsable ! Ces données sont fondamentales pour calculer votre écoscore ! Comment comptez-vous maîtriser votre empreinte si vous ne laissez pas de traces ? Vous portez votre bague au moins ?»

    Je lui montre mes mains nues en souriant. J’ai encore de la terre sous les ongles et les taches rouges des cerises que j’ai mangées dans une friche. Derrière la cabane, des moutons à l’oreille pucée entame la bordure du terrain de foot. Deux chiens à collier électronique se reniflent le derrière avant de déposer une crotte géolocale qui peut coûter cher - ou rapporter, parfois. Une petite fille s’approche des recycleurs avec huit sacs de couleurs différentes. Elle fait tout bien consciencieusement et repart avec un biscuit bio dans la bouche. Sur les chemins, des gens courent, pédalent, twittent sur trotti.net, laissent des traces, gagnent des points, se responsabilisent.

    « L’écopine » qui veut m’apprendre la vie perd de sa douceur. Il y a trente ans, c’était une éco-conseillère, il y a vingt ans une ecoach. Récemment, c’était plutôt une écopaire. Pas encore assez convivial. Elle récite par cœur le storytelling parareligieux de notre temps : la prophétie d’une planète purifiée en 2100, la parousie du Christ-nature redescendant sur Terre pour racheter nos pollutions. Sauf que chacun est appelé à être un petit peu de ce Christ, un petit acteur tonique de la rédemption finale de tous…

    «Vous vous croyez libre en jouant au NoTech ? explose t-elle finalement

    - J’aime et je vis la nature. J’ai pas besoin qu’on me traque pour ça !

    - Il ne suffit pas de l’aimer, Alain ! Il faut aussi lui dire ! Nous le dire ! L’éconet sert à ça. C’est un écosystème vertueux qui parie sur la transparence de tous, et l’échange. Il faut qu’on y voit clair dans ce que fait chacun pour la Terre, et qu’on puisse le mesurer !»

    Je me baisse et j’arrache une touffe d’herbe. Elle est perlée de pluie et elle sent la verveine, l’humus piquant et une envie enfantine de croquer dedans.

    «La nature est un taux de carbone pour vous, un degré de réchauffement, un nombre d’espèces. Vous apprenez à nos enfants à compter, c’est bien. C’est juste qu’on ne sauvera pas cette planète en comptant, si tant est que le vivant ait besoin de nous pour se sauver lui-même.

    - On la sauvera comment alors ? Avec des bonnes intentions ? Comme on faisait en 2015 ?

    - On la sauvera en activant chez nos mômes le désir de nature, pas la peur de mal faire.»

    Elle me coupe sans m’écouter, mon brightphone sonne : «corvée de tri à la décharge - 60 m3 de déchets -, première injonction à reconnecter l’éconet des objets».

    Je souris. Je m’en sors pas si mal.


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